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Réaction de Pascal BEJUI à la suite de l’article de « La Corse » du 15 juin 2012.

Pascal BEJUI est un spécialiste éclairé du train en France et en Europe, auteur  entre autres de l’ouvrage « Les chemins de fer de la Corse » aux Editions La Regordane. Il nous confie ici aimablement le contenu d’un courrier qu’il vient  d’adresser à l’hebdomadaire « La Corse ».

« J’ai pris connaissance du papier de Jean-Pierre Girolami sur la ligne ferroviaire de la Côte orientale : avant tout, bravo d’avoir su résumer cette histoire assez compliquée (on sait ici qu’il est bien difficile de faire court) et merci d’avoir cité en référence le livre que j’ai consacré au réseau ferré corse.

Reste que le sujet n’est pas que patrimonial, car il présente aujourd’hui encore ce que l’on appelle des “potentialités”.

Tout d’abord, au cours des presque 70 années qui se sont écoulées depuis le massacre, cette voie ferrée n’a pratiquement jamais cessé de faire parler d’elle : il s’agit là d’un “particularisme corse” franchement remarquable, quand on constate que, sur le continent, toutes les fermetures de “tacots” en tous genres survenues au cours de la même période (ce qui porte sur environ 20000 km de lignes...) n’ont suscité qu’un peu d’agitation sur le moment, pour tomber dans tous les cas dans l’oubli le plus total dès les lendemains de l’exécution de la condamnation.

En Corse, on ne compte plus (1) les initiatives favorables à la réhabilitation de la ligne de la Côte orientale. Attachement viscéral de toute une population envers un chemin de fer symbole de “développement” ? Oui, bien sûr, mais pas seulement. Car tout montre qu’aujourd’hui encore, on perçoit, d’instinct, que “si la Corse ne devait posséder qu’une seule voie ferrée, ce devrait être celle-ci”.

Car, avec un tracé (nombre et rayons des courbes) et un profil (déclivités) par nature beaucoup plus favorable que sur les deux lignes intérieures conservées, on aurait aujourd’hui une infrastructure vraiment très “roulante” et parfaitement apte à constituer cette “alternative crédible à l’automobile” dont on entend parler depuis bien longtemps sans jamais y parvenir – et pas seulement en Corse.

Le choix originel de la voie étroite (écartement entre les deux rails réduit à 1,000 m, contre 1,435 m sur les réseaux nationaux) ne compromet aucunement les performances : au Brésil, la voie étroite supporte des trains minéraliers de 15000 tonnes (je dis bien : quinze-mille) ; en Afrique du Sud, elle permet des vitesses supérieures à 200 km/h ; à Tokyo, elle assure des trafics de banlieue qui sont peut-être les plus importants de la planète.

Avec le même “armement” de la voie (l’ensemble rails + traverses) que sur la section suburbaine Bastia-Casamozza, avec le même système de régulation, avec les mêmes AMG-800, on pourrait dès aujourd’hui, sur le tracé “historique”, y circuler quotidiennement à 100, voire 120 km/h (2) jusqu’à Solenzara – un peu moins au-delà, où certains tronçons sont plus sinueux.

Resterait, pour que le jeu en vaille la chandelle, à offrir des fréquences de desserte “présentables” : dès mes tout premiers voyages sur les CFC (c’était il y a très exactement 40 ans), j’avais été effaré par le fait que celui qui se présentait en gare de Bastia ou d’Ajaccio après le départ de 8h30 n’avait plus qu’à attendre celui de 14h30. Depuis cette lointaine année 1972, toute l’Europe est passée au “cadencement” (un départ toutes les heures pour chaque destination). Et, comme rien n’a changé en Corse, je n’ose pas imaginer ce que peut être aujourd’hui le ressenti du “routard hollandais moyen”. Egalement valable pour la liaison routière actuelle Bastia–Porto-Vecchio, avec ses deux allers-retours quotidiens.

Ceci étant, si l’étude que vient d’engager la CTC devait aboutir à des conclusions favorables (3), il devrait forcément s’écouler “un certain temps”, comme disait Fernand Raynaud, avant le retour du train à Porto-Vecchio : partout, les délais administratifs se sont allongés au point de devenir délirants. `

On aimerait que ça laisse aux projeteurs le temps d’ajouter un long chapitre “consistance et performance de la desserte” aux dossiers d’ordinaire focalisés sur les seuls travaux , histoire d’apporter une réponse à la question “et pour quoi faire ?”... Car on a tout de même vu, jusqu’à un passé tout proche, quantité de grands chantiers débouchant sur des déceptions : temps de parcours et/ou fréquences très en retrait par rapport aux annonces des origines.
Ceci, une fois de plus, et au risque de contrer le fatalisme tendance “Corsica non avra mai bene”, ne concerne pas que l’île : voir le “tout ça... pour ça” auxquels peuvent se résumer les 341 millions d’euros investis dans le raccourci du Haut-Bugey, sur la liaison Paris – Genève... donc : “du lourd”.

Bref : la Corse n’a sans doute pas les moyens de s’offrir un chemin de fer symbolique, pour ne pas dire idéologique. Mais je suis convaincu que la Côte orientale aurait beaucoup, beaucoup à gagner, économiquement et socialement, avec un service ferroviaire combinant fréquence, vitesse, confort et sécurité. »

Pascal BEJUI, 19 juin 2012

(1) : C’est plus qu’une expression passe-partout : après bien des journées “en plongée” dans les archives, j’avoue avoir effectivement renoncé à établir ce décompte...
(2) : La version tunisienne des AMG-800 circule à 130 km/h sur l’axe côtier Tunis – Sousse – Sfax.
(3) : ”Un pessimiste n’est qu’un optimiste qui a de l’expérience” : après bientôt trois quarts de siècle de non-aboutissements, on est autorisé à ne pas s’emballer...

 

A tout cela, j’ajoute :

La question du “et pour quoi faire ?” est vieille comme le monde : qu’il s’agisse de la rénovation du réseau corse ou des futures lignes à grande vitesse qui ne sont pas encore ajournées pour cause d’austérité budgétaire, j’observe le même phénomène :
* 1ère phase : Localement, on revendique haut et fort (la construction du TGV, la reconstruction de Casamozza – Porto-Vecchio, etc). Le simple fait de voir poser des rails est considéré comme une assurance de développement économique.
* 2ème phase : Des années et des années s’écoulent en études, recherche de financements, procédures en tous genres. De loin en loin, on réanime la flamme en annonçant aux populations locales des performances futures qui font rêver.
* 3ème phase :  Quand les chantiers touchent à leur fin, on commence à voir apparaître les scénarios de dessertes. Et, là, c’est le désenchantement : telle ou telle relation “en 2h40”, puis “en moins de 3h00”, apparaît en 3h15 – 3h20 (Paris – Genève par le Haut-Bugey, 2005/2010 exactement la même évolution que... Bastia – Ajaccio 2001/2012). Telle ou telle origine/destination “vendue” au moment de la signature (Bruxelles – Genève, dans le cas du Haut-Bugey) n’apparaît plus sur les horaires définitifs, etc.
Bref, pour arracher la décision de lancer des travaux (qui, comme par hasard, procurent de jolies marges au maître d’oeuvre...), on promet monts et merveilles au départ. Et, à l’arrivée, on ne réussit qu’à créer des frustrations. C’est malsain, mais c’est comme ça que ça se passe.

Sur la Côte orientale comme ailleurs, le chemin de fer n’est pas une fin en soi (notion de chemin de fer “idéologique”, assez ancrée en Corse (1)). Le reconstruire, oui, mais avec des objectifs précis de desserte : fréquences, temps de parcours. Si l’on s’engage sur une fréquence horaire (par exemple), sans se rétracter lorsqu’approche l’heure de vérité, alors là, oui, il y a sans doute lieu d’engager des millions.
A l’inverse, si c’est pour n’assurer que deux allers-retours doublonnant avec ceux des “Rapid’Bleus” (ce que l’on observe depuis des décennies sur Bastia – Ajaccio) et en ne “grattant” que 8 ou 10 minutes sur les temps de parcours des cars... eh bien les réticences des riverains ou occupants (légitimes ou non) de certaines parcelles seront difficiles à surmonter et, au final, le coût du ferroviaire apparaîtra beaucoup trop lourd pour être justifié par un gain aussi limité.
J’ajoute : le coût à la construction d’abord, le coût à l’exploitation ensuite. Dur dur, en effet, pour une collectivité, de s’engager dans une construction ou une reconstruction qui, lorsque tout sera terminé, ne pourra que déboucher sur la compensation du déficit d’exploitation ad vitam aeternam.  

Dans le cas de la Côte orientale, il importe de vérifier que “le jeu en vaut la chandelle” : ça passe par des enquêtes assez lourdes pour essayer – essayer seulement ! – d’estimer quelle partie de la population serait disposée à laisser la voiture pour choisir le train, si celui-ci lui offrait, par exemple, 10 allers-retours par jour, à 70 km/h de moyenne. Autre question : quel surcoût de construction et d’exploitation, pour quel gain de clientèle en face, dans l’hypothèse d’une desserte systématique et bien organisée de l’aéroport de Poretta ? Etc, etc, etc.

Je crains fort que cet aspect des choses n’ait jamais été abordé par quiconque. C’est dommage, car j’ai très envie de penser que les résultats d’une telle enquête pourraient être assez engageants.

En espérant qu’on ne finira pas par réaliser que les études lancées par la CTC n’ont pas d’autre objectif réel que... purement foncier : estimer la valeur des emprises de l’ancienne voie ferrée qu’elle a héritées de l’Etat...

(1) : J’avais beaucoup aimé, dans le Guide du Train Malin, le mot : “tout ce qu’on lui demandait, c’était d’être là” - s’agissant du chemin de fer des années 50-60, que plus personne n’utilisait, mais que tout le monde entendait garder.

 

 

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